LE QUINQUENNAT QUI VIENT S04E05 [30/01/24]
Jurisprudence et couardise. Le Conseil constitutionnel est-il à la hauteur de sa mission ? 49.1 : pas de confiance sans audace
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Aguiche : Le Quinquennat Qui Vient se penche cette semaine sur un sujet unique : la décision du Conseil constitutionnel concernant le projet pour “contrôler l’immigration, améliorer l’intégration”. Dernier chapitre d’un feuilleton commencé à l’été 2022. Si la portée politique de cette loi devrait être très limitée, les questions institutionnelles sont nombreuses.
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Pour emprunter une formule de la journaliste américaine Joan Didion :
« J’écris uniquement pour savoir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois et ce que ça signifie. Ce que je veux et ce que je redoute ».
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Cavalerie constitutionnelle
Fin de parcours. Depuis New Delhi, le Président de la République a promulgué la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration. Cette promulgation extrêmement rapide était quasiment certaine, l’Élysée n’a pas souhaité laisser l’ombre d’un doute se dessiner, d’où cette promulgation rapide sans attendre de rentrer en France et le lendemain de la décision du Conseil constitutionnel.
On avait vu fleurir la semaine précédente des appels à la non-promulgation de la loi, certains professeurs allant même jusqu’à voir dans le deuxième alinéa de l’article 10 « un droit de veto » présidentiel. Même si cet article est laconique, et qu’il a été peu utilisé en 65 ans, il n’a rien d’un droit de veto.
Le Conseil constitutionnel a lourdement censuré le texte, censurant 32 articles sur les 86, notamment ces dispositions les plus contestées. L’essentiel des articles censurés l’a été pour des raisons de procédure parlementaire : le Conseil constitutionnel considérant qu’il s’agit de cavaliers législatifs.
Rationalisation. Le cavalier législatif est une disposition (un amendement, souvent un article additionnel qui vient s’ajouter aux articles initiaux d’un projet de qui est jugé sans lien avec le projet de loi en discussion.
L’objectif n’est pas, contrairement à ce que dit un professeur de droit, « l’intelligibilité de la loi » pour le citoyen, mais « la clarté et la sincérité du débat parlementaire ». On peut tout à fait comprendre que le droit d’amendement soit cadré et encadré. Discuter de l’aide médicale d’État suppose d’avoir le ministre de la Santé au banc, d’avoir les parlementaires des affaires sociales dans la boucle pour ne pas légiférer, à la vite. De la même manière, une discussion sur le droit de la nationalité ne se bâcle pas au milieu d’un projet de loi sur l’immigration.
La discussion sur les cavaliers pourrait être rapide s’il s’agissait seulement d’évacuer d’un projet de loi sur l’immigration des dispositions sur la politique agricole… personne ne trouverait rien à redire. Mais, la discussion porte rarement sur des cavaliers aussi grossiers.
Bataille de cavaliers. Tout le monde savait que de nombreuses modifications introduites au Sénat, en commission au printemps ou en séance publique à l’automne, seraient considérées comme des cavaliers.
La décision de jeudi est le chef-d’œuvre d’une jurisprudence durci depuis le début de la XIVe législature. Cette jurisprudence est très contestable.
Le Conseil constitutionnel et le Parlement s’affrontent depuis longtemps sur la question des cavaliers. Ce combat est à peine à fleurets mouchetés : le Parlement ne résiste pas, ne lutte pas. Face à un durcissement progressif de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les parlementaires ont réécrit en 2008 l’article 45 de la Constitution pour bien préciser que les amendements pouvaient présenter un lien, « même indirect » avec le projet. Il s’agissait pour le constituant de rappeler au juge constitutionnel que le lien pouvait être indirect et calmer ainsi l’ardeur du Conseil constitutionnel.
Malheureusement, l’effet n’a été ni durable ni profond, puisqu’au lendemain de la révision, durant la XIIIe législature et plus encore pendant la XIVe législature (le quinquennat Hollande), le Conseil constitutionnel s’est autorisé de plus en plus de censures spectaculaires de cavaliers.
Plaidant « une jurisprudence constante », le Conseil constitutionnel a progressivement affirmé une doctrine qu’il récite une fois de plus dans sa décision de jeudi : lister les articles du projet (texte initial sorti du Conseil des ministres) et voir si les éléments introduits par les parlementaires ont un lien avec les dispositions présentes. C’est-à-dire que le lien « même indirect » doit en fait être très direct puisque les dispositions additionnelles doivent pouvoir être très précisément rattachées à un article du projet de loi initial, c’est-à-dire le texte du gouvernement. Un lien indirect est-il encore indirect quand on doit pouvoir sourcer son lien précis avec un article du projet de loi initiale ?
Les grandes autorités en matière de droit parlementaire, le père et le fils Gicquel, dans leur fameux manuel, soulignent dans un propos plein d’understatement :
« Alors que l’intention du constituant de 2008 était de desserrer la contrainte jurisprudentielle, l’inverse s’est paradoxalement produit. »
Par cette jurisprudence et cette technique de contrôle, le Conseil a effacé la révision constitutionnelle de 2008. Ça n’a rien d’un paradoxe et tout d’un rapport de force.
Faire partie du problème ou de la solution ?
Incertitude et arbitraire. Premier problème, cette jurisprudence et cette méthode, pourtant très scolaire, n’évacuent jamais totalement le risque d’arbitraire et l’incertitude. Deux risques très graves pour qui prétend être un juge. Certaines dispositions sont évacuées comme des cavaliers, d’autres restent dans le texte sans que le lien « même indirect » soit toujours évident…
Des décisions passées ont pu donner l’impression que la jurisprudence était rigoureuse sur les principes, claire quant à la méthode, mais que son application était non pas souple, mais arbitraire.
Ce n’est pas vraiment le cas dans la décision du jour, puisque le Conseil constitutionnel a choisi l’extrême rigueur. Cette décision est son chef-d’œuvre en matière de cavaliers.
Autocensure. La jurisprudence du Conseil constitutionnel s’impose à tous, mais passe mal. Comme le Conseil constitutionnel intervient en bout de course, et les deux chambres sont censées appliquer par anticipation au stade du contrôle de recevabilité, en commission et en séance publique.
Avant même toute discussion, les amendements suspectés d’être des cavaliers doivent être écartés de la discussion. Or la jurisprudence du Conseil est excessivement rigoureuse et assez difficile à appliquer, sauf à renoncer à toutes dispositions additionnelles. Collectivement ni les députés ni les sénateurs, qui ne sont pas tenus par la logique majoritaire et le soutien au gouvernement, ne peuvent s’autocensurer à ce point.
Le masochisme a ses limites, donc la recevabilité laisse régulièrement passer des cavaliers et le Conseil constitutionnel trouve toujours matière à censure quand il est saisi d’un texte.
Privilège de cadrage. La jurisprudence du Conseil constitutionnel exige des parlementaires qu’ils reconnaissent au gouvernement un énorme privilège : celui de cadrer le débat autour des dispositions qui figurent dans le projet de loi initial et d’interdire aux parlementaires de déplacer le débat, de l’élargir, de le décadrer. À un Parlement déjà abaissé, le Conseil constitutionnel demande de s’autocensurer, et de s’autocensurer au bénéfice du gouvernement.
Appliquer la jurisprudence du Conseil est un sale boulot, et un boulot humiliant.
Le privilège de cadrage est au cœur de la décision de jeudi puisque le Conseil constitutionnel juge que l’immigration familiale, l’immigration étudiante, le transport, le statut de résidents britanniques, la pénalisation du séjour clandestin, les mariages blancs, les droits sociaux des étrangers… sont des cavaliers et que les parlementaires auraient dû accepter de ne débattre que des questions figurant dans le projet du gouvernement.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel impose donc aux parlementaires d’accepter de discuter dans le cadre défini par le gouvernement, et même de s’y soumettre en s’autocensurant en amont via les mécanismes de recevabilité. Avec cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel redevient « le chien de garde » de l’exécutif.
Au final, la décision du Conseil recadre le projet de loi et rend au gouvernement sa loi de maintenance. Elle supprime l’embarras du compromis de décembre, d’ailleurs l’exécutif a évidemment écarté l’idée de reprendre les dispositions censurées dans une proposition de loi qui pourrait ramasser toutes les dispositions censurées.
Je rêve depuis longtemps d’une PPL de cavaliers votés en quelques jours par les deux pour les chambres pour renvoyer le Conseil dans son camp sur la question des cavaliers. Il ne s’agirait même pas de défier, mais de tirer les conséquences de sa décision; de la même manière qu’un jour, une révision pourrait répondre à une censure. C’est une hypothèse que le Doyen Vedel appelait “le lit de justice” comme quand, sous l’Ancien Régime, le roi se présentait en personne devant un parlement — les parlements étaient des tribunaux, des juridictions- pour imposer sa volonté.
Couardise et audace. La volonté de rationaliser l’examen des textes à l’avantage du Gouvernement permet aussi au Conseil constitutionnel de se réfugier derrière des arguments procéduraux pour ne pas statuer sur des propositions qui posent problème. Drapé dans sa superbe prétorienne, le Conseil considère qu’il n’a pas à se prononcer sur des cavaliers.
Il n’y a pas de surprise, mais on peut regretter que le Conseil n’ait pas choisi d’innover dans un objectif d’intérêt général : éclairer le débat public.
Plusieurs dispositions présentaient des difficultés juridiques majeures, au regard du principe d’égalité, et étaient dénoncées comme telles par les oppositions dans l’hémicycle comme dans le monde associatif. Il faut avoir la lucidité de constater que ces mesures sont mieux reçues dans l’opinion.
En étant plus souple sur l’examen des cavaliers ou en acceptant en même temps de censurer comme cavalier et de se prononcer sur le fond, le Conseil constitutionnel aurait fait œuvre utile pour éclairer le débat public et préciser les lignes rouges constitutionnelles. La censure via les cavaliers permet de rester dans l’ambiguïté très confortable, mais le Conseil constitutionnel a raté une occasion d’être utile.
Deal or no deal. Troisième aspect négatif de la décision du Conseil constitutionnel appliquant dans toute sa rigueur prétorienne sa jurisprudence sur les cavaliers, elle rend impossible toute perspective de deal parlementaire sur un projet de loi. Loin de protéger la Constitution et les institutions, le Conseil constitutionnel devient un facteur de l’impasse politique.
Le Conseil constitutionnel a eu la partie facile, parce que le deal élaboré par les députés et les sénateurs LR avec le gouvernement et (une partie) de sa majorité l’a été dans des conditions épouvantables.
Tout au long de la procédure, l’exécutif a fait des choix étranges. Suspendre l’examen du texte entre la commission et la séance publique au Sénat au printemps, relancer le même texte à l’automne sans que l’équation politique ait changé. À l’inverse, l’exécutif a choisi la convocation immédiate d’une commission mixte paritaire pour trouver un accord en quelques jours avant Noël. On pourrait même s’interroger sur l’efficacité de la lourde finesse initiale qui consiste à confier le texte en premier au Sénat pour forcer LR à montrer son jeu…
Les parlementaires n’ont pas été plus rigoureux : les sénateurs LR et UC qui connaissent la jurisprudence du Conseil constitutionnel sans l’aimer ont laissé le texte s’élargir en acceptant des cavaliers manifestes. Souvent le Sénat est souple, parce qu’il sait que les étapes suivantes de la navette permettront de nettoyer le texte. En décembre, les députés LR ont décidé de se payer la tête du ministre en votant la motion de rejet préalable, déséquilibrant la navette.
Le texte issu des travaux du Parlement était donc très fragile, et l’exécutif qui l’avait négocié à Matignon ne s’est pas privé de souligner les futures difficultés constitutionnelles, provoquant la réaction de Laurent Fabius.
Il y aura cette année d’autres textes qui soulèveront moins de passion et suivront des parcours moins chaotiques, mais leur vote à l’Assemblée nationale nécessitera des accords et des négociations (à gauche comme à droite). Sur chacun de ces textes, la jurisprudence du Conseil constitutionnel va peser. Elle limite de manière excessive les marges de manœuvre du Parlement, elle crée de l’incertitude et de la défiance.
Politique générale et 49.1
État de droit. Comme prévu, la droite a attaqué « le gouvernement des juges » pour intégrer une décision dans sa stratégie politique de recours au référendum et de remise en cause plus ou moins contrôlée de l’État de droit (en l’occurrence du contrôle de constitutionnalité de la loi).
Dans la décision d’espèce purement formelle, c’est à côté de la plaque. Le Conseil ne s’est pas comporté en juge protecteur de l’État de droit, mais en inspecteur tatillon des travaux finis. Il aurait mieux valu que le Conseil assume sa mission, parce qu’il n’échappera pas au débat par ces lourdes finesses.
Il y a quelques années, Pierre Avril s’interrogeait sur la relation entre l’État républicain et l’État de droit. Il invitait ses lecteurs à écarter la facilité du conflit, voire l’incompatibilité entre ces deux principes, pour se concentrer sur la tension qui résulte dans la pratique de cette « solidarité antinomique » entre le droit et la politique. À ce stade, je vais rester sur cet appel à la sagesse qui invite l’État de droit et l’État républicain à vivre ensemble, en tension, mais ensemble. Il reste beaucoup de travail au Conseil constitutionnel pour être à la hauteur de cette belle mission : le contrôler de constitutionnalité des lois.
La confiance va à la confiance. Cet après-midi, le Premier ministre va prononcer son discours de politique générale. Exceptionnellement, le Conseil des ministres a eu lieu hier [lundi], il restait donc une petite chance que le Premier ministre demande l’autorisation d’engager la responsabilité de son gouvernement comme le prévoit le premier alinéa de l’article 49. Le 49.1.
Je n’y croyais guère pas, mais le recours au 49.1 aurait été de l’audace très bien employée. Il ne reste plus qu’à écouter benoîtement le Premier ministre prononcer son discours à l’Assemblée et le ministre qui sera dépêché à la même heure au Sénat pour lire la même déclaration.
Bonne journée, bonne semaine.
David Dupré